Eat up my hearty, yo ho

Plus les heures passent, et plus le temps est long. Indéniablement, ces deux jours d’attente s’apparentent à de la torture. De la vraie. Physiquement, je déborde d’énergie depuis qu’il est passé me voir à l’Académie. Mais mentalement, je suis épuisé. Épuisé de ce sentiment de solitude qu’il a laissé. Asta et les autres me tiennent bien compagnie à la maison, mais rien n’est comparable à sa compagnie à lui. Il est au milieu de tout, et je me déteste déjà de voir que mon esprit ne contrôle plus rien. Moi qui dois pourtant sans cesse veiller à maintenir l’équilibre, en tout lieu, en tout temps… J’ai annulé tous les impératifs de mon après-midi. Il me fallait être parfait. Cette pression naissait de moi, et en moi, je ne veux pas en chercher la source. J’ai peur d’en trouver la source pour le moment. Je décide de porter un vêtement élégant. Bien que je ne cherche pas à l’impressionner, il doit comprendre que le voir est, pour moi, chose sérieuse à laquelle je vais entièrement me dévouer. Je traverse les couloirs de la maison et croise le chemin de Moon, visiblement totalement indifférent à ma présence, comme à son habitude. Je poursuis et entends Asta s’agiter en cuisine. J’espère qu’elle se rappelle qu’il ne faut pas me compter à table ce soir. Elle sera sûrement bavarde et me proposera sûrement un échange riche en question quand je rentrerai, mais j’ai encore le temps de le voir venir. Je déverrouille temporairement le système de sécurité et ouvre la porte qui donne sur le court Bluewind. Pile à temps, le Crépuscule se présente au même moment dans le ciel. L’agitation nocturne se met peu à peu en place, et c’est toujours le même ravissement que de voir les lumières de Piltover éclairer la nuit. Malgré ces scintillements, impossible de ne pas remarquer que Sokkar se laisse désirer. Et ce retard me laisse libre cours à imaginer différents scénarios, tous plus pessimistes les uns que les autres. Peut-être a-t-il changé d’avis… Finalement, ce n’était qu’un jeu, encore une fois… Et s’il est retourné à Zaun… Puis il surgit, tout sourire, et d’un signe de la main balaye tous mes doutes. Le vent nocturne qui s’engouffre doucement dans les ruelles ne me fait plus frissonner. Sa présence. Lui. Tout m’apaise. Evidemment que je suis déjà dehors ! S’il savait que j’attends ce moment depuis l’instant où il a quitté ma salle de classe l’autre jour…

Monsieur Arvino… Je ne sais pas si c’est sa façon de m’appeler ainsi, ou bien le compliment subtilement glissé dans cette phrase, qui me teint immédiatement les joues en rouge. Je réussis à me ressaisir juste à temps, juste avant qu’il ne t’invite à le suivre. Je profite de cette promenade pour prêter plus attention à lui. Ces moments sont précieux, enfin… Au moins pour moi ! Il ne décroche pas un mot, et je n’arrive pas à déterminer quelles peuvent être les origines de ce silence. Soit il n’est pas vraiment content d’être ici, soit il est tout autant stressé que moi, peut-être même plus encore. Cette idée rajoute une pression à celle que je subissais déjà. L’instant d’après, nous étions face à l’imposant Hexgate. Bilgewater serait donc notre destination ce soir. En arrivant devant le service de sécurité, Sokkar me lance un regard complice, et je devine que mon nom et mon influence faisaient entièrement partie du plan. Malin… De l’autre côté, la mer. Le port. Les hurlements et les odeurs. Bilgewater pourrait presque me ramener à mon enfance, sur les rives du fleuve… Enfin, non. C’est bien différent ici. Et vu l’enthousiasme de Sokkar, je me doute que le lieu ne soit pas choisi au hasard. Je feins la surprise lorsqu’il nomme l'endroit où nous sommes. Il devine sûrement la supercherie, alors je n’insiste pas trop. « Déçu ? » Je laisse aller un rire franc pendant quelques secondes avant de reprendre. « Ça fait longtemps que je n’ai pas mis les pieds ici. Alors je ne peux pas être déçu. Et puis j’ai la chance de ta compagnie cette fois-ci… » Je me sens immédiatement bête d’abattre cette carte maintenant. De livrer ce ressenti. Je ne sais pas pourquoi j’agis de la sorte. Le laisser aller n’est pas dans ma nature, et ça me surprend. Tout autant que sa main qui m’attrape et me tire à travers les dédales de Bilgewater. Je pourrai en profiter pour regarder les personnes qui vivent encore ici. Regarder les paysages. Regarder les bâtiments. Mais mes yeux ne fixent que sa main, entourant mon poignet. Cherchant à maintenir ce contact le plus longtemps possible…

Une fois assis dans ce bar, je comprends. Je le vois, face à moi, éclairé par les lumières ambiantes. J’admire les détails de sa peau lorsqu’il m’explique son envie et besoin de liberté. Je contemple le brun de ses yeux, pétillants lorsqu’il exprime sa vie ici, lorsqu’il n’avait aucun poids à porter… « Pourquoi es-tu parti de Bilgewater ? » Je comprenais les raisons de son installation ici, mais les causes de son départ restent pour le moment, un mystère qu’il me faut éclaircir. Je tente à plusieurs reprises de demander à un serveur une boisson, mais visiblement, je n’ai pas les codes des bars de cette contrée. Je me sens ridicule, et après la deuxième tentative, et donc le deuxième échec, je décide de laisser Sokkar gérer la soirée, et les commandes de boisson également. Tel que je le perçois ici, il me paraît effectivement plus… léger ! Ses expressions sont plus franches. Plus vivant, en quelque sorte. Je le découvre sous un nouveau jour, sous une nouvelle lumière. Et je veux en découvrir davantage. « Je vais me risquer à te poser une question indiscrète, mais… il faut que je sache Sokar. » Mes yeux dans les siens, un sourire en coin, je me risque à ces quelques mots : « Pourquoi ce rencard ? » Mon grand sourire de façade cache, je l’espère, toute la panique et l’angoisse qui s’agitent en moi à l’idée de sa réponse. Mais le jeu se poursuit. Et la seconde manche ne fait que commencer mon cher Sokkar…

Ainsi, Bilgewater est sa maison. Un de ces points d’ancrage. Une connexion directe à son histoire, son passé. À lui. Et qu’il exprime si bien le bonheur qu’il a éprouvé à passer du temps en ces lieux me fait prendre conscience de l’importance du choix du lieu. Décidément, les ombres se dissipent peu à peu, mais efficacement ! Je suis soulagé de voir que nos boissons arrivent enfin à notre table. Bien que j’aie rarement l’occasion d’être autant gêné en société. C’est une bonne surprise, et je dois bien l’avouer, c’est agréable d’être en sa compagnie, dans un lieu dont il connaît les codes et les secrets. Bien que les lumières soient vives autour de nous, c’est son sourire qui m’éblouit. Mon regard ne peut s’en détacher, et ce n’est pas pour me déplaire. Je crois que te voir t’étouffer en buvant ta bière restera gravé à jamais dans ma mémoire. J’ai rarement eu l’occasion de rire à un pleurer, et je ne sais pas par quel miracle j’arrive à contenir le fou rire qui souhaite s’emparer de moi, mais mon sourire provocateur n’oscille pas d’un poil, et je suis satisfait de mon effet de surprise réussi ! La partie s’annonce vraiment sous les meilleurs auspices.

Le voir hésiter à me répondre me déstabilise un peu. Je me demande si ses sentiments et ses souhaits, me concernant, sont les mêmes que ceux que je lui porte. Si les espoirs que sa présence fait naître en moi se retrouvent également en lui. Si j’arrive à illuminer ce temps que nous passons ensemble de la même manière qu’il parvient à le faire pour moi. Si seulement je pouvais savoir ce qu’il se passe en lui, en cet instant. Mais, soudainement, son discours change. Bien que ses yeux se concentrent pour ne pas croiser les miens, une rafale de mots qui s’alignent les uns derrière les autres. Un aveu. Emplie d’honnêteté et de sincérité. Lorsque ces mots sortent de sa bouche, j’ai l’impression de voir ses épaules s’alléger. Une liberté s’empare de lui. Un soulagement. C’est bel et bien un rencard. Je porte le verre glacé de bière à mes lèvres et dégluti plusieurs gorgées. La boisson refroidi légèrement la chaleur qui s'empare de moi. Je ne me doute pas qu'elle soit autant alcoolisée, et regrette un peu mon geste. La partie va exiger de mon esprit une concentration optimale. Une concentration que l’alcool ne me permettrait peut-être pas de conserver longtemps. Je repose le verre, d’un revers de la main, j’essuie ma bouche envahie par la mousse blanche. Sa carte s’abat, et je ne peux m’empêcher de sourire en fermant les yeux. Un piège vient de se refermer sur moi, et m’en extirper ne sera pas si simple. Je plonge mes yeux dans les siens, et je décide de m’exprimer calmement. « Tu penses que j’aurai dû refuser l’invitation ? » Un sourire aux lèvres, mes yeux cherchent à le perturber, et j’espère au fond de moi que cela fonctionne, au moins un peu. Que lui aussi sent son cœur s’accélérer quand je le regarde. Que lui aussi a envie de me toucher. De ressentir cette électricité qui parcourt ma peau. Pourvu qu’elle parcoure la sienne…

« Après le désert, j’ai été… Changé. » Malheureusement, la question que Sokkar me pose maintenant n’allait pas amener de sujets très joyeux. Pourtant, j’y réponds de manière sincère. Si je souhaite appréhender chaque partie d’ombre et de lumière en lui, il faut que je lui rende la pareille. Sinon, l’équilibre ne sera jamais trouvé entre nous. Et ça, je n’ai pas envie de le considérer comme une éventualité. « Comme tu l’as sans doute deviné, je suis un Aspect. Dès lors, je n’ai plus été vraiment maître de ma vie, puisque celle-ci est désormais guidée par un Céleste… Tu connais le poids du temps, et la douleur des souvenirs qui s’accumulent avec lui. Alors je ne vais pas chercher à t’expliquer ce que cela implique. Parmi cette myriade de souvenirs… » Le désert est resté gravé en moi. Non, ça, je ne pouvais pas le lui avouer. Je ne pouvais pas lui dire qu’il est le visage de ce sauveur du passé. Je ne peux pas lui avouer, maintenant, qu’il a hanté plus de nuit que je ne voudrai bien me l’admettre. Pas toutes les nuits, mais quelques-unes. Je ne peux pas lui expliquer que dans les moments où l’ombre prend le dessus sur moi, il est une part de lumière qui me permet de maintenir le bateau à flot. De maintenir l’équilibre. Je me rends compte que je n’ai pas fini ma phrase, perdue dans mes pensées, le regard plongé dans mon verre… « Je ne pouvais pas te rechercher. Déjà, parce que je n’aurai pas su comment m’y prendre, mais aussi parque mon destin était appelé ailleurs. Et durant les périodes où je pouvais exister pour moi-même, malgré cette volonté d’exister et de refaire naître l’être humain que j’ai pu être, je n’y parvenais pas. Je n’y parviens toujours pas d’ailleurs. Mais je ne t’ai jamais oublié. Sinon comment aurai-je pu te reconnaître l’autre nuit ? Te dire que j’ai pensé à toi nuits et jours serai un mensonge. Mais la vérité, c’est que tu as été là… » Je pointe de mon index droit ma tête, mes yeux fixés dans les seins. « Ce qu’on a vécu… Ce que j’ai vécu dans le désert avec toi, c’est ce qui m’a changé Sokkar. Tu es l’origine. Tu as été le carrefour de ma destinée. Et je suis content que tu ne sois pas qu’un point dans mon histoire. Qu’un instant. » Une larme roule involontairement sur ma joue gauche. Mais mon esprit est ailleurs, et je ne m’en rends pas compte, la laissant rouler, tomber, heurter le bois sur lequel je m’appuie. Après une grande inspiration, je trouve la force de reprendre la partie. « Tu as repensé à moi, Sokkar ? Même sans savoir que je pouvais être encore en vie. Ai-je refait surface dans ta mémoire, à un moment ou à un autre ? » La réponse m’effraie. Et l’entendre est un risque que souhaite prendre. Plus le pari est risqué, plus importante la récompense peut être. J’espère ne pas me tromper…

Sa peau. Ses doigts. Je le ressens à nouveau. Cette électricité qu’émane chacune de ses cellules quand elles s’approchent des miennes. Ses doigts fort qui se croisent aux miens. Sa peau et ses reflets se nouant aux éclats de la mienne. Ce lien. Je ne pense plus à rien. Seul lui. Tout s’obscurcit autour, et Sokkar devient tout. Il devient la chaleur. Il devient le repère dans cette obscurité. Il devient la source. La lumière. Dans le désert, il avait été cette voix qui guida mon chemin, et maintenant, il devient ce chemin à suivre. Ce but à atteindre. Pourtant la tristesse l’envahi, et sa main se retire. D’un geste rapide, je retire l’humidité de mes yeux, et tout redevient normal. Et tout réapparaît autour. Les bruits. Les chandelles. Le bar. Les gens. Tout. Et ces excuses tombent lourdement au milieu de ce silence. « Tu n’as pas à t’en vouloir. Tu n’es pas à l’origine de toutes mes pertes, de toutes les horreurs que j’ai vues. » Je cherche tant bien que mal son regard, dissimulé sous une épaisse couche d’obscurité derrière laquelle il vient lui-même de se glisser. « En vérité, et après réflexion, tu es bien responsable de pas mal de chose dans ma vie… » J’espère que mes mots sauront l’atteindre. Non, je sais qu’ils l’atteindront. « Si je suis ton raisonnement, tu es responsable de ma position sociale. Car ce n’est que grâce à ma longévité que mon nom à survécu au temps dans Piltover. » J’hésite à poursuivre, prenant une grande inspiration, avant de poursuivre, convaincu de mon argumentation. Je n pouvais laisser l’ombre prendre plus de place ici. Pas maintenant. Pas avec lui. « Tu es responsable de la construction de nombreux bâtiments que j’ai pu construire, grâce à ce vers quoi tu m’as guidé à l’époque. Tu es responsable de nombreux souvenirs heureux, car tu m’as offert le temps, aussi lourd soit-il à porter. Et puis, tu m’as offert ça… » Je lève un peu ma main droite, paume levée vers le ciel. Une étincelle se crée. Un éclat suspendu dans l’espace, scintillant d’une lumière blanche et froide. Pure. Écartant ma main, d’autres étoiles lumineuses apparaissent et envahissent la pièce, tandis que l’ombre recouvre les lumières existantes dans la pièce. Des dizaines de constellations se forment. Surpris, les gens autour crient, chahute, se bouscule ou s’esclaffe, suivant le degré de sobriété. D’un claquement de doigts, les étoiles disparaissent. La lumière ambiante redevient normale. « Tu m’as offert le pouvoir, Sokkar. Tu m’as donné la possibilité d’œuvrer pour le monde. De l’aider, de le guider. » À nouveau une respiration, juste pour éviter de perdre courage à lui monter cette lumière en moi. « Tu m’as aidé. Tu m’as sauvé. C’est parce que j’ai suivi cette voie que tu nous as indiqué que j’ai survécu à Targon, à la mort. Au temps. » Je ne sais pas si ce sont les étoiles ou mes propos qui affectent ainsi son expression, mais je prie pour qu’il ne soit pas effrayé. Pour qu’il reste.

Le filet de poisson arrive devant moi. Le fumé de la cuisson remonte à mes narines et me fait saliver. Asta ne m’en a pas préparé depuis longtemps, et je dois dire qu’elle le cuisine divinement bien ! À la première bouchée, les saveurs me transportent loin de la mélancolie de notre échange, et je prends plaisir à le voir se régaler sur son plat. Je l’imagine, assis à une de ces tables derrière lui, en train de savourer l’une de ces trois spécialités. Une bière posée non loin de son assiette, fumant je ne sais quoi. Euphorique de vivre, d’être libre. Son sourire irradiant la pièce. Sa joie faisant briller ces yeux. J’aurai aimé être là plus tôt Sokkar. J’aurais aimé te retrouver il y a mille ans. Après Targon. Avant Noxus. Avant tout. « Si je t’avais retrouvé plus tôt, j’aurais peut-être pu t’éviter de vivre tous ces moments sombres… » Je fixe ses yeux, ce regard si sombre et envoûtant. « Je suis désolé Sokkar, de ne pas avoir mieux cherché à te retrouver. De ne pas avoir mis plus de ma personne pour y parvenir. J’aurai dû être là pour toi. J’aurais aimé être là pour toi… »

Je dépose mes couverts sur la table. Essuie ma bouche d’un revers de la main. Mes pieds sur le sol, je me hisse, me penche en avant. Me rapprochant délicatement de son visage. Je sais que je ne devrai pas. Qu’il y a actuellement plus de chance qu’il fuit et disparaisse de ma vie. Que s’il n’apprécie pas, alors cette soirée sera la dernière que je passerai en sa compagnie. Pourtant, rien ne me retient. Ni la gêne. Ni la peur qui pourtant noie mes muscles et mes membres de stress, ce qui les engourdit. Ni les questions qui tourmentent continuellement mon esprit. Le vide. Et ça me fait du bien. Il n’y a plus de jeu, la partie est terminée. Le jeu ne m’intéresse plus. Je veux plus. Il est ce plus. Et si une nouvelle partie doit se jouer entre lui et moi, alors qu’il en soit ainsi. Et tant pis si je perds. Le jeu en vaut la chandelle, et je suis déjà heureux de ce que j’y ai gagné. Mes yeux dans les siens. Mon souffle s’échoue sur sa peau si proche. Mon cœur ne bat plus, suspendu par ce moment. Mes mains tremblent. Mes lèvres sont si proches des siennes… Je ferme les yeux…

Dans l’obscurité de mes yeux fermés, j’ignore tout. Suis-je allé trop loin ? Peut-être que je me trompe complètement et que je suis en train de le perdre ? Et s’il ne… Le silence. Je suis sûr d’être resté immobile, et pourtant … Mon corps n’existe plus, seul ses lèvres me maintiennent sur terre. Ses lèvres qu’il a approchées des miennes… Puis le silence explose, violent torrent de feu et d’éclairs qui parcourent mon corps. Aucun nerf n’est épargné. Sa chaleur que je n’avais fait qu’expérimenter à travers nos brefs contacts envahissait tout mon esprit. Il frissonne. Ou bien est-ce moi qui frissonne ? Je n’en sais rien, et je dois dire qu’aucune question ne reste longtemps présente dans mon esprit. Je ne peux dire combien de seconde, de minutes s’écoulent ainsi, mais j’y consacrerai mon temps entier. J’aurai aimé avoir ce pouvoir, et nous maintenir ainsi, dans cette explosion de lumière. Un bonheur statique et immuable. Mais l’instant prend fin. L’air entre à nouveau dans mes poumons, de manière brutale. J’ouvre mes yeux. Je ne retiens pas ma joie, je n’en ai pas envie. Surtout à l’entendre bégayer et hésiter de cette manière, n’arrivant pas à se décider à formuler une phrase entière. Les mots sont inutiles. Sa main lâche prise sur les couverts qu’il tenait encore. Il la passe à l’arrière de mon crâne. La surprise n’a déclenché aucun de mes mouvements réflexes. Pour la première fois depuis une éternité, je me laisse aller. Je me laisse guider par son courant, par son mouvement. Sa fougue m’entraîne dans cette passion, ce baiser. Je… Ce courant m’emporte si loin qu’il m’est difficile d’en revenir. Même lorsqu’il m’invite à finir nos plats. Mon esprit brûle. Mon cœur n’a plus de rythme. Mes yeux regardent partout, mais je le regarde surtout lui dévorant ses pâtes. Si Asta était là, elle rigolerait sûrement de voir quelqu’un manger si vite !

Je ris de l’entendre complimenter mon baiser, mais n’arrive pas à lui retourner le compliment. Aucun mot ne pourra décrire… Tout ça. Tout ce que mon corps a ressenti. Tout ce qu’il m’a fait vivre là, en un instant. À nouveau, il devenait un carrefour dans mon existence, je le sens. Je le sens à ce besoin que je ressens de retourner à son contact. À ce besoin de le regarder, de l’admirer. Je me décide à suivre son exemple et poursuis la dégustation de mon savoureux plat, même si, après tout ça, je dois reconnaître que sa délicieuse saveur n’est rien en comparaison. Alors que j’arrive presque au bout de mon assiette, la curiosité éveillée par ma démonstration magique ressurgit dans la conversation. « Du soleil ? Tu trouves vraiment que je ressemble au soleil ? » Mon regard taquin s’accompagne d’un rire franc. Je porte à mes lèvres le verre givré qui me désaltère immédiatement. « Je suis le Trickster. Le fils du Crépuscule… Et je crois même qu’une fois, j’ai entendu une de mes étudiantes m’appeler le Malin ! » Décidément, mon euphorie n’arrive pas à retomber, et chacune de mes phrases se terminent par un sourire, un rire. La joie déborde, et je la laisse aller pour une fois. « Je comprends que ce ne soit pas évident… Pour te simplifier la chose, j’incarne un dieu rusé, situé en équilibre entre l’ombre et la lumière. Enfin, j’incarne… Tu m’as compris ! » Je n’en sais rien. Je ne sais pas si je suis clair dans mes explications, et j’avoue que là, j’ai du mal à réaliser ce que je suis en train de dire. Pourvu que je n'ai pas l'air trop ridicule…

Je m’éclipse quelques minutes aux toilettes. Face aux vieux miroirs brisés, tout me paraît étrangement lumineux. Trop lumineux. Les lumières sont trop vives… L’eau coule devant moi, fraîche. Et je décide de mouiller mes mains avant de les passer sur mon visage. Le froid me ramène enfin sur terre, et la pesanteur se fait à nouveau sentir. Les lumières qui éblouissaient la pièce se calment, retrouvant leur éclat naturel. La joie en moi est si intense, si incontrôlable que l’environnement en est affecté. Ou bien est-ce juste dans mon esprit ? Quoiqu’il en soit, je décide de retourner dans la salle. De le retrouver attablé. L’addition déjà réglée, je n’aurai pas l’occasion de déguster un dessert, et ma gourmandise s’en retrouve un peu frustrée. « Nous partons déjà ? ». Je saisis mon long manteau sombre aux décors d’or, puis lui jette un regard inquiet. Son regard a changé, et je n’arrive pas à le décrypter, à l’interpréter. J’ai bien remarqué qu’il s’empressait de finir son plat, et cette précipitation se poursuit encore maintenant, donnant naissance à toute cette ombre en moi. « Tout va bien, Sokkar ? » Je me précipite à sa suite vers la sortie. Une peur s’empare de moi. Je baisse les yeux, scrutant le sol et imaginant les pires scénarii possibles. Peut-être l’ai-je effrayé avec mes histoires d’Aspect ? J’espère qu’il ne va pas me fuir maintenant. Pas après tout ce qu’il s’est passé ce soir… L’air frais de la nuit, du port, investi mes poumons, mais ne m’allège pas du poids de ces questions. L’ombre m’envahit de plus en plus, et je n’arrive pas à la freiner. Pourvu qu'elle ne l'atteigne pas, qu'elle ne l'entraîne pas dans les mêmes méandres dans lesquels je l'ai retrouvé l'autre nuit, à Zaun… Mes yeux s’obscurcissent également, et la pâle lumière de la lune est la seule lueur qu’il me reste. Je me jette en avant pour attraper la main de Sokkar, marchant toujours de son pas précipité vers une direction qui m’est inconnue. « Sokkar, arrête-toi ! Je ne comprends pas ce qu’il se passe… » Je suis terrifié par ce qu’il pourrait arriver maintenant, au milieu des ombres. Mes yeux grands ouverts, je cherche sa lumière…

Et sa lumière chasse tout. Le monde s’écroule, le sol se dérobe sous mes pieds et je flanche légèrement, sans pour autant qu’il puisse s’en apercevoir. Plus aucunes ténèbres, plus aucune ombre. Plus de lumière, plus aucun rayon. Juste lui, ses yeux dans les miens. Et le reste peut bien disparaître. Sans un mot, une communication s’installe et je comprends aussitôt que rien de mal n’arrive. Nous faisons un premier pas, puis un second. Doucement, notre balade se termine. Mon regard suit son geste vers la mer. L’eau, sombre, éclairée de milliers de constellations, oscille calmement. Les lumières de la ville dans notre dos, le vide devant nous. Un vide pourtant si riche de détail. Je tournais la tête vers lui, juste pour l’intégrer à la beauté du paysage. Un détail sans lequel rien de ce tableau n’aurait de sens. La meilleure partie de Bilgewater… Je me demande alors, les yeux perdus tantôt sur sa peau, tantôt sur les flots, s’il avait souvent l’habitude de venir s’asseoir ici. Combien d’heures a-t-il pu se perdre à regarder toute cette eau. Ce temps qu’il a consacré à se perdre au loin, sur l’horizon, tout en restant ici, sur le quai. Ses yeux se plissent, cherchant au loin. Et je ne peux m’empêcher de faire de même, sans réussir à distinguer autre chose que des ombres dansantes sous les constellations. Le silence, il le brise. Sa main toujours dans la mienne, mon cœur glisse sur ses mots et s’y réchauffe. Son hésitation, ses envies, sa déclaration… Son visage qui se couche sur mon épaule gauche. « A la hauteur ? » Je m’interroge sur ce terme. « Et puis la classe de Piltover, comme tu dis, je l’ai déjà, tu sais ! » Je ne sais pas pourquoi je dis ça, mais ça m’arrache quand même un ricanement nerveux.

« Du temps, j’en ai beaucoup Sokkar. Et ce soir, pour la première fois depuis une éternité, je ne sens plus son poids. Les minutes, les heures et les secondes sont aussi… Je ne sais pas… Aussi légère les unes que les autres ! Je suis tellement heureux que je ne sais même plus quoi dire… » Ma voix se perd dans le bruit des fines vagues qui s’écroule contre les murs de pierres du quai. Quelques gouttes salées s’échouent sur nos vêtements. « J’ai aimé venir ici ce soir, sincèrement. » Son visage se relève et je profite de ce moment pour appuyer mon affirmation d’un regard intense afin qu’il saisisse la sincérité de mon propos. Ses yeux grands ouverts cherchent quelque chose en moi, une chose que je ne saisis pas… Sa tête se cale à nouveau sur mon épaule, comme si c’était sa place depuis toujours. Puis, s’il accepte de se livrer de la sorte, après tout la moindre des choses est que je fasse pareil … « Mais je ne suis pas sûr que Bilgewater soit aussi intéressante à visiter si tu n’y es pas pour m’y guider ! » Mon visage s’illumine d’un sourire léger. Ma main resserre son étreinte autour de ses doigts. Le froid du sol en contraste avec la chaleur de son corps. « Je suis content, et même peut être un peu soulagé que tu souhaites passer du temps avec moi. Je dois avouer que je commençai à avoir peur que tu ne souhaites pas me côtoyer… »

Ma main droite trouve sa joue et guide son visage vers le mien. L’humidité de l’air marin rend sa peau douce. Mes yeux se ferment encore. Mes lèvres touchent les siennes, tendrement. Nous avons le temps pour la fougue et la passion. Nous aurons le temps. Pourtant, une force indépendante de ma volonté s’empare de moi, me poussant à plus. À vivre plus cet instant où nous sommes si proches. Les lumières derrière nous n’existent plus. L’ombre de la mer devant nous n’existe plus. Nos pieds dans le vide, plus aucun son ne parvient à mes oreilles. Le temps pourrait s’écrouler, la brume envahir tout ce qu’elle veut, rien ne pourrait arrêter ce que je vis. Ce que Sokkar me fait vivre. Pourtant, je finis par mettre fin à notre baiser. Je caresse une dernière fois sa joue avant de reprendre une grande inspiration. « Tu as la fâcheuse tendance à me couper le souffle, Sokkar ! » Je ris. Soudainement, je comprends. Mon air léger et heureux se dissipe rapidement. « Dire que depuis des années, je jongle entre l’ombre et la lumière. Depuis des années, je les chasse l’une ou l’autre, dans le monde et en moi. Tout ça pour découvrir que toi, tu es la solution. Peut-être pas au monde, certes, mais tu es ma solution. Tu m’apportes cet équilibre… » Si j’avais su que tu serais la solution à tout Sokkar… « Je voudrais rester ici… Loin de tout » Là, la mélancolie me berce au rythme des va-et-vient de l’eau au pied du quai. Mais l’ombre ne pointe toujours pas le bout de son nez. Jamais je ne pourrai lâcher sa main.

Une fin. Il est évident que ce moment en a une, comme toute chose. Mais cette fin-là… Laisse un goût similaire à du regret, ou même de la tristesse. Alors que je suis encore assis à ses côtés, que je le regarde. Que ma peau touche la sienne, et me renvoie cette chaleur si apaisante, je regrette déjà cette fin. Je me laisse cependant entraîner par son courant, sûrement guidé par l’éclat de son sourire a demi amusé. Il doit sûrement ressentir ça lui aussi, sinon je ne verrai pas cette lueur dans ses yeux… Nos mains ne se quittent pas. Comment le pourraient-elles ? Je n’ai pas envie de laisser, ne serait-ce qu’un infime espace d’air rompre ce lien qui m’encre enfin au sol. « Un gentleman ? » Je répète ces mots amusés, affichant un grand sourire sur mon visage. « À n’en pas douter que tu sois un gentleman, regarde cette soirée que tu m’as offerte ! Depuis les marches de ma demeure jusqu’aux quais de Bilgewater, il n’est pas un moment où tu ne t’es pas conduit comme tel. Je suis loin d’être aussi gentleman que toi… » Bien qu’amusé, je suis sérieux. L’émotion dans mes yeux trahis ô combien cette soirée a été pour moi… Un carrefour. Et j’espère qu’il saisit ô combien il est important pour moi. J’ai idée qu’après ce soir, plus rien ne sera pareil en moi. Le dédale des rues étroites de Bilgewater défile, et je décide de prêter un peu plus attention aux décors qui m’entourent. Je confirme : cette ville n’est attirante que parce qu’il est là. Mais je lui reconnais son charme côtier, et je suis persuadé que j’y reviendrai plus d’une fois en sa compagnie, juste afin de découvrir son monde, son univers. De le découvrir lui. J’en ai envie…

J’éclate de rire, sans retenue, au risque de choquer quelques personnes situées autour de nous dans les ruelles nocturnes de la ville. « Ravageurs ! Quelle modestie ! » J’arrive difficilement à calmer mon fou rire, mais fini tout de même par fixer Sokkar dans les yeux, arrêté au milieu du passage. « Pour être ravageurs, ils le sont… Mais un gentleman ne s’en vanterait pas, mon cher ! » J’appuie mon propos d’un clin d’œil. Une nouvelle partie de notre jeu vient de se lancer, et j’espère que, bien que courte, elle saura le perturber et le taquiner un peu ! Cependant, la question qu’il me pose finit par me faire retrouver cet air sérieux qu’il chasse si aisément. Je décide de reprendre notre balade, lentement. Chaque seconde est une de plus à ses côtés… « Ma relation avec le Céleste est assez complexe. En soit, je ne ressens quasiment pas sa présence. Enfin, non, pas vraiment. C’est plus une question d’habitude. Le fait qu’il soit toujours présent, eh bien, c’est un peu comme un bijou que l’on porte tous les jours. On finit par ne plus le sentir. À la différence que le Céleste influence ma vie entière. » J’appuie cette comparaison d’un sourire et d’un regard espiègle en direction de Sokkar, espérant que ça n minimise pas trop cette situation si peu commune. « J’espère que cette explication te suffira pour ce soir. Ce n’est pas que je veux garder secret ce lien avec le Céleste, mais j’ai pour habitude d’en parler de manière plus discrète. Et puis, je ne voudrais pas que tu prennes peur, ou que tu pisses imaginer que ce soit le Céleste qui contrôle tout en moi… »

De retour à Piltover, l’air frais des ruelles me rappelle combien cette ville est ma maison. L’air marin m’a revigoré les poumons, je ne peux pas le nier. Mais cette cité fait partie de moi. Elle est comme un membre de mon propre corps, une prolongation de mon esprit. La main de Sokkar dans la mienne, je le guide au travers des rues qu’il doit connaître aussi bien que moi. Nous croisons plusieurs groupes de personnes, plus ou moins fréquentables, plus ou moins avenantes. Les voies défilent, mais pas trop rapidement. À mesure que nous nous rapprochons de la demeure Arvino, je ralentis. Je repousse ce moment où je devrai rompre le contact, où sa main quittera la mienne. Où mes yeux ne pourront plus trouver les siens, complices. Comme si, depuis Shurima, tout était resté en latence, endormi. Mais présent en nous. Et que désormais, tout se ranime sans un bruit, simplement. Comme si le millier d’années n’avait pas existé. Je gravis les premières marches devant la porte. Les yeux dans les yeux, mes mains entourent son visage, se posant sur ses joues. Sa fine barbe caressant mes paumes. L’électricité se répand et parcourt mes avant-bras, remonte jusqu’aux épaules puis se glisse le long de ma colonne vertébrale. La sensation est… Indescriptible. Je ne retiens pas mes lèvres de se poser sur les siennes. Je prolonge ce moment autant que je le peux. Mais nos corps finissent malgré tout par reculer l’un de l’autre. Cet espace, froid, ramène en moi l’ombre qui m’avait quitté plus tôt. Comme pour me rassurer, je me plonge dans son regard. « Tu es malin… Tu es venu sur mon lieu de travail, tu t’es présenté chez moi… J’espère avoir très prochainement l’occasion de découvrir votre demeure, Monsieur le Gentleman Abn Hadaad ! » Je me penche légèrement en avant, de manière ironique, imitant une révérence plus qu’inadaptée. Je redresse la tête, afin de voir si l’effet escompté est au rendez-vous.

Je me retourne vers la porte et en désactive les systèmes de sécurité. Le battant s’ouvre, et je m’insinue à l’intérieur. Je fais un pas à l’intérieur, les lumières et les veilleuses s’illuminent plus intensément, de manière à chasser l’obscurité nocturne du lieu. Je jette un dernier regard à l’extérieur, pour le voir. Encore une fois. Quelques secondes. Nos regards se croisent. L’ombre s’éloigne à nouveau, tout comme lui. Un sourire illumine mon visage lorsque la porte se verrouille. Le bonheur chassera le sommeil ce soir, c’est certain…